L’exil
Toulouse, septembre 1213
Quelques jours après la défaite, je réunis les capitouls pour leur annoncer mon départ et les délier de leur serment.
— Faites tout ce qu’il faudra pour qu’ils épargnent la ville et les habitants.
— Messire Raimond, vous savez bien ce que Montfort exigera ! Nous devrons approuver l’usurpation et vous renier. Nous deviendrons ses sujets. Nous perdrons nos libertés.
Celui qui parle au nom du collège des capitouls a raison.
— C’est vrai, et je vous demande d’y consentir. Sinon, ce sera le massacre de la population et la destruction de Toulouse. Ma présence et celle de mon fils dans les murs de la ville peuvent attirer l’ennemi, qui se tient encore à distance. Je ne veux à aucun prix être la cause de nouvelles souffrances.
Je leur rappelle néanmoins qu’un serment prêté sous la contrainte n’a aucune valeur.
— Jurez-leur donc tout ce qu’ils vous demanderont. Et cachons au fond de nos cœurs les liens qui nous unissent.
Nous nous étreignons longuement. Avant de quitter la salle où nous avons si souvent délibéré, je veux leur délivrer une dernière parole d’espoir :
— Pour que Dieu puisse un jour nous donner la victoire, il faut d’abord survivre.
Barcelone, 1213, 1214, 1215
Survivre ! C’est bien ainsi qu’il convient de nommer l’existence durant ces interminables années d’amertume.
Raimond le Jeune est à Londres, où son oncle, le roi d’Angleterre, l’a pris sous sa protection. Je suis à Barcelone. Décapité par la mort de Pierre et de ses principaux seigneurs, le royaume d’Aragon n’est plus une puissance, mais il est encore un refuge.
Sur la terrasse dominant la Méditerranée, je reste seul des journées entières, le regard fixé sur le mouvement incessant de la houle, les yeux éblouis pat la réverbération du soleil. Mon esprit est hébété et mon corps épuisé. Une soixantaine d’années, le poids de la guerre et celui de la défaite écrasent mes épaules. Certes, mon grand âge et ma médiocrité dans le maniement des armes m’ont tenu à l’écart des combats et épargné la moindre blessure. Mon corps est indemne. Mais mon âme est brisée.
J’ai honte de tant d’échecs. Mon incompétence sur le champ de bataille n’eût été acceptable que si j’avais réussi à déployer une politique judicieuse. Or je n’ai su manier ni l’épée ni la ruse. Je me suis égaré dans les détours de mes fausses habiletés et à la guerre je n’étais que le spectateur du massacre de mes compagnons. Trencavel, Pierre d’Aragon et tant d’autres se sont courageusement jetés dans les bras de la mort Leurs noms resteront à jamais glorieux. Qu’adviendra-t-il du mien ?
La culpabilité m’envahit. Je me sens coupable devant mes ancêtres de m’être laissé déposséder des terres qu’ils détenaient depuis plus de deux siècles. Coupable devant mes contemporains de les avoir laissés tomber sous une domination fatale à leurs libertés. Coupable, devant les générations futures, de ce désastre et d’y avoir survécu.